Utentemannequins

Je parle du mannequin russe; mais, rigoureusement, je devrais dire : les mannequins de la Russie. La grande machine moscovite se compose, en effet, d'une foule de petits automates, qui se détachent de la mécanique d'État, sans cesser d'obéir à l'impulsion de la manivelle impériale. De loin, il semble que toutes ces poupées ambulantes, tous ces passants artificiels, tous ces bons-hommes à ressorts, se réunissent, s'emboîtent s'engrènent, se confondent, de manière à ne former qu'un mannequin immense ; de près, on s'aperçoit que le mannequin se brise, se divise, se subdivise, et se heurte à côté de millions de petites machines qui jouent à ta vie, au mouvement, à l'intelligence, à l'humanité, à la civilisation, sous l’œil et sous la main d'un empereur machiniste.

Le mannequin russe est un presque homme, suivant le mot de M. de Custine dans son livre sur la Russie contemporaine. Le mannequin russe mange et digère, comme le fameux canard du dix-huitième siècle. Il se sert d'une fourchette pour manger, mais rarement; d'ordinaire il mange avec ses doigts, et il finira par les manger, si le ressort de sa main joue trop vite. Il fume, il boit, il se grise. Il adore l'eau-de-vie et le thé vert.. Il a des jambes articulées, un peu lourdes ; il marche, il se baisse, il se relève, il frappe du pied avec une ânerie tout à fait savante ; 0 prodige! cet âne savant monte à cheval !
Le mannequin russe peut manier un sabre, une pique, un fusil -, il avance, il attaque, il se bat, il tue, et quelquefois, vraiment, il a l'air de se faire tuer. Pendant neuf mois de l'année, il grelotte, comme s'il pouvait sentir le froid. Il s'agite, il travaille et prend de la peine, comme s'il avait quelque chose du corps et de l'esprit de l'humanité. Souvent, on dirait qu'il s'efforce, qu'il souffre, qu'il geint et qu'il pleure. Quand on lui applique le knout, on croirait qu'il saigne. Dieu me pardonne! je soupçonne cet incroyable mannequin de faire l'amour comme une personne naturelle ! J'ai oublié un détail qui ne manque pas d'intérêt et de mystère : le mannequin russe parle... il parle mal; mais enfin il parle !
Il y a un petit rouage que le grand mécanicien du Nord n'a jamais pu introduire dans sa prodigieuse mécanique : c'est le ressort de la gaieté. Le mannequin russe pleure ; mais il ne rit pas.
En Russie, l'homme qu'on voit rire passe pour un fou, S'il n'est point fou, il est donc criminel ; il conspire !