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Langdon Winner is the Thomas Phelan Chair of Humanities and Social Sciences in the Department of Science and Technology Studies at Rensselaer Polytechnic Institute. He is the author of numerous books, including Autonomous Technology.

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Fonte dell'immagine: Author: Kandinski (Candeira). Source Wikimedia https://commons.wikimedia.org/wiki/File:LangdonWinner.jpg

Opere di Langdon Winner

Opere correlate

The New Media Reader (2003) — Collaboratore — 298 copie
Technology and the Politics of Knowledge (1995) — Collaboratore — 28 copie

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sfj2 | 2 altre recensioni | Nov 23, 2023 |
Proposition de Nicolas Casaux.
https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-sciences-cultures-societes-20...
Langdon Winner est aujourd’hui l’un des spécialistes les plus critiques de l’impact humain, social et politique des technologies. Professeur de sciences politiques au Rennsselaer Polytechnic Institute (Troy, États-Unis), il a été président de la Society for Philosophy and Technology, l’organe officiel dans ce domaine de recherche. Dans l’ouvrage fondateur qu’il a consacré aux limites de la technologie [1]
[1]L. Winner, La baleine et le réacteur. À la recherche des…
, Langdon Winner propose de contribuer à tirer l’être humain de son somnambulisme technologique, de reprendre, au-delà de la maîtrise du monde, la maîtrise de cette maîtrise.
Formes de vie et somnambulisme technologique

2
La première idée force de Langdon Winner est que les technologies [2]
[2]Dans son ouvrage, Langdon Winner désigne par technologies tous…
sont aujourd’hui partie prenante de tous nos systèmes de sens et donc de nos repères de perception et de compréhension du réel : elles sont constitutives de nos « formes de vie ». Winner souligne l’indigence de la réflexion des ingénieurs sur le sens et la cohérence de la nature et la signification de la branche dans laquelle ils travaillent : « Les rarissimes ingénieurs qui se posent sur leur profession technique les questions de fond importantes sont en général considérés par leurs collègues comme des agités et des extrémistes », écrit L. Winner [3]
[3]Ibid., p. 23.
, qui poursuit que « si l’idée socratique selon laquelle “une vie sans se poser de questions, ne vaut pas la peine d’être vécue” est un principe toujours en vigueur, alors il faudrait que quelqu’un mette au courant tous les ingénieurs [4]
[4]Ibid., p. 23.
». Les sciences sociales qui ont essayé de mettre fin à ce somnambulisme technologique en proposant les méthodes du technology assessment souffrent d’un irrémédiable défaut, car elles posent le changement technologique comme « cause » et tout ce qui suit comme impact ou « effet » qu’il reste au chercheur en sciences sociales à observer et à expliquer [5]
[5]Ibid., p. 31.
. Aux hommes de s’adapter, au prix éventuel de quelques modifications au point d’impact : « peut-être cette année, un léger changement dans la forme des traces du bulldozer [6]
[6]Ibid., p. 32.
». Pour sortir du défaut empirique des analyses du type cause/effet, Winner suggère que toute mise en œuvre de nouvelles technologies est inséparable de modifications significatives des comportements et institutions humaines, qui deviennent bientôt une seconde nature. Notre monde devient vite un monde dans lequel cette seconde nature, ce système technique dans lequel nous vivons constituent des « formes de vie au sens fort du terme : on aurait beaucoup de mal à vivre sans elles [7]
[7]Ibid., p. 32.
». L’expression est empruntée à Wittgenstein pour qui « parler une langue fait partie d’une activité, d’une forme de vie [8]
[8]L. Wittgenstein,, Tractacus logico-philosophicus, suivi de…
». Il faut se demander à quel point (c’est-à-dire quel endroit et quel moment), les technologies nouvelles commencent à modifier les conditions de vie elles-mêmes. Par exemple demande Langdon Winner, « l’agribusiness industriel est-il une simple rénovation des anciens modes d’agriculture ou représente-t-il bel et bien un phénomène entièrement nouveau ? [9]
[9]L. Winner, op. cit., p. 35.
». Où encore tel projet de génie génétique ne remet-il pas en question ce qui constitue la condition humaine ? Questions déjà posées en termes profonds par Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne [10]
[10]H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll.…
. Cependant, l’idée de Winner tient clairement ses origines dans la première partie de l’Idéologie allemande de Karl Marx et Friedrich Engels : « La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire. Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. [...] Il s’agit déjà, chez ces individus d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie [11]
[11]K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, in Oeuvres…
». C’est dans ces termes qu’est décrite une situation dans laquelle les individus sont activement impliqués dans la production et la reproduction du monde dans lequel ils vivent, c’est-à-dire de leur mode de vie.
Ainsi appliquées à la compréhension de la technologie, « les philosophies de Marx et de Wittgenstein attirent notre attention sur ce dont est tissée notre existence quotidienne [12]
[12]L. Winner, op. cit., p. 39.
». Wittgenstein plus particulièrement sur la manière dont notre langage reflète le contenu de la pratique technique. Marx en nous invitant à replacer les actions de la vie quotidienne dans l’immense toile de fond du développement historique des sociétés. Aucun des deux ne nous donne cependant, selon Winner, les bases suffisantes pour une philosophie critique de la technologie. Ni d’un côté Wittgenstein qui décide que la philosophie laisse toute chose en l’état. Ni de l’autre, Marx qui mise sur l’expansion de la technologie capitaliste comme porteuse de contradictions dont la solution tient dans la tâche messianique assignée au prolétariat industriel [13]
[13]Ibid., p. 41.
. En dépit de leurs faiblesses respectives, les philosophies de Marx et de Wittgenstein partagent cependant une intuition féconde : « elles savent que l’activité sociale est un processus continuel de fabrication du monde [14]
[14]Ibid., p. 41.
». C’est de cette intuition fondamentale que la réflexion sociologique doit s’inspirer pour étudier les chemins technologiques choisis, et non subis, par différents acteurs de notre vie en société. Ils créent ainsi notamment, les uns pour les autres, un monde où vivre et un monde à vivre.
« Les artefacts font-ils de la politique ? [15]
[15]Ibid., p. 45.
». Telle est la forme sous laquelle Langdon Winner ouvre la controverse portant sur l’idée selon laquelle les objets techniques entrent en politique. Idée reprise depuis par le courant sociologique représenté en France par Bruno Latour et Michel Callon, qui définissent l’objet scientifique et/ou technique comme un « non-humain » qui intervient face au chercheur dans un « système d’actants », humains et non-humains pouvant se confronter dans des forums hybrides inventés par Latour dans sa « sociologie actantielle [16]
[16]B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les…
». et dont la thématique est reprise dans l’ouvrage plus récent de Callon, Lascoumes et Barthes sur la démocratie technique [17]
[17]M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthes, Incertain. Essais sur la…
. L’idée avait été développée dès 1986 et sous une forme plus incisive par L. Winner, qui posait la question de savoir si les systèmes de la culture matérielle moderne devaient être évalués non seulement en fonction de leurs performances techniques et de leurs conséquences environnementales, mais aussi « en fonction de la manière dont ils incarnent des formes spécifiques de pouvoir [18]
[18]L. Winner, op. cit., p. 45.
». L’objectif d’une anthroposociologie des techniques n’est-il pas de mettre en évidence la relation dialectique, biunivoque, entre la réaction des sociétés modernes à certains impératifs technologiques et la manière dont les ambitions humaines sont puissamment transformées par leur adaptation aux moyens techniques ? « En tant que complément nécessaire des théories de la détermination sociale de la technologie, [...], ce point de vue permet d’identifier certaines technologies en tant que phénomènes politique sspécifiques. Il nous ramène, suivant l’injonction philosophique de Husserl, aux choses mêmes [19]
[19]Ibid., p. 49.
».
La machine à ramasser les tomates

3
Particulièrement intéressants sont les cas de développements techniques où le processus est tellement biaisé dans une direction donnée « qu’il produit tout naturellement des résultats qui sont encensés comme de merveilleuses avancées par des intérêts sociaux et dénoncés comme de terribles retours en arrière par d’autres [20]
[20]Ibid., p. 54.
». Ainsi de la machine à ramasser les tomates, améliorée en continu depuis plus de cinquante ans par les chercheurs de l’université de Californie. Pour satisfaire les exigences de cette machine capable de récolter les tomates en une seule passe, les chercheurs ont mis au point des variétés plus résistantes et moins savoureuses que celles d’antan, susceptibles d’être cueillies au même instant. Si les coûts de production ont été réduits de 5 à 7 dollars la tonne, ils ont été très inégalement répartis dans l’économie agricole : la machine a surtout permis une réforme totale des relations sociales liées à la production de tomates en Californie rurale par un bond de productivité au bénéfice des très grandes exploitations et aux dépens des autres communautés agricoles, avec notamment la suppression de 32 000 emplois dans le secteur. Si elle s’arrêtait là, l’affaire serait somme tout classique : perte d’emploi massive à l’issue de l’introduction d’une nouvelle machine dans un secteur de la production.
Mais la suite fut la suivante ; un groupe d’agriculteurs porta plainte contre les activités de recherche de l’université de Californie, au motif que les accusés dépensaient l’argent des contribuables au profit d’une poignée d’intérêts privés. Il était demandé à la Cour de prononcer une injonction de cesser ces pratiques, tandis que l’université contestait ces accusations en arguant que leur faire droit « exigerait la suppression de toute recherche ayant la moindre application pratique potentielle [21]
[21]Ibid., p. 56.
». Les chercheurs n’avaient certes pas l’intention de construire une machine de guerre contre les petits producteurs de tomates. Ce que l’on voit ici, au contraire, c’est un processus social continu dans lequel connaissance scientifique, mise au point technique et redistribution sociale sont totalement marqués par le pouvoir politique et économique. « Depuis des décennies, les activités de recherche et développement dans l’enseignement agricole tendent à favoriser les grandes entreprises de l’agribusiness. [Ce pourquoi] les opposants à des innovations comme la machine à ramasser des tomates se font taxer d’adversaires de la technologie ou du progrès. Car cette machine n’est pas seulement le symbole d’un ordre social qui récompense certains et en punit d’autres, elle est une véritable incarnation de cet ordre social [22]
[22]Ibid., p. 57.
».
La mise en ordre de notre monde

4
Les technologies doivent donc être interprétées comme des formes de vie, mais plus précisément encore, elles participent à la mise en ordre de notre monde. Ainsi, « les questions qui divisent ou unissent les hommes en société se décident non seulement dans les institutions et les pratiques de la politique proprement dite, mais aussi, et c’est moins évident, dans des dispositifs bien tangibles de béton et d’acier, de semi-conducteurs et de fils, de boulons et d’écrous [23]
[23]Ibid., p. 59.
». Et, pourrions-nous ajouter, dans les manipulations de gènes et le décryptage des structures les plus fines du monde vivant. Ainsi, l’adoption d’un système technologique donné porte en elle-même un système de distribution des rôles politiques, comme l’avait bien montré Lewis Mumford [24]
[24]L. Mumford, « Authoritarian and democratic technics »,…
. Les tentatives pour justifier l’autoritarisme à partir des pratiques techniques sont anciennes et recourent souvent à l’image du bateau en pleine mer (dans la République, Platon utilise l’analogie pour argumenter en faveur de l’autorité de l’État dont la manœuvre requiert le recours à une autorité unique). Plus récemment, Alfred D. Chandler a repris ce thème dans son étude monumentale de l’entreprise moderne [25]
[25]A.D. Chandler, The visible hand. The managerial revolution in…
, en analysant notamment les cas de la production et de la distribution d’électricité, des produits chimiques, des réseaux de chemins de fer [26]
[26]Ibid., p. 244.
. Le caractère intrinsèquement politique des technologies est développé suivant deux lignes d’argumentation. Suivant la première, l’objet technique en question ne peut fonctionner que sous certaines conditions politiques, cette exigence désignant une nécessité pratique plus que logique. Suivant la seconde, il s’agit plus d’affinités entre une technologie et des relations sociales et politiques particulières. L. Winner opte pour une solution mixte, en reprenant l’archétype du bateau : « Il se pourrait bien qu’un navire en mer exige [...] un et un seul capitaine à la tête d’un équipage obéissant. Mais un bateau à quai n’a besoin que d’un concierge [27]
[27]L. Winner, op. cit., p. 74.
».

5
L’interprétation critique de la technologie exige que nous examinions le monde des outils et des machines d’un œil entièrement neuf. Selon une tradition puissante dans la pensée politique occidentale, dont on peut trouver les sources chez Platon, l’art politique est une technê, l’un des arts appliqués avec ses connaissances scientifiques et ses savoir-faire particuliers ; chez Platon cependant, l’analogie entre technique et politique est à sens unique : si la technê sert de modèle pour le politique, la réciproque n’est pas vraie. Et lorsque l’analogie platonicienne a fonctionné à l’envers, la théorie politique est restée désemparée. Ainsi, alors même qu’au XVIIIe siècle les hommes d’État-philosophes instauraient la technê dans les principes constitutionnels, la Révolution industrielle commençait à disputer aux institutions politiques les mécanismes d’un nouveau pouvoir social et, comme le souligne Winner, dès le milieu du XIXe siècle, l’idée que le développement industriel devait être contenu, sinon commandé par les vertus républicaines, fut perdu de vue et ne subsista, aux États-Unis « que dans les tristes plaintes de Henry D. Thoreau » et plus tard, au XXe, de Henry Adams, Lewis Mumford, Paul Goodman, « et de tous ceux qu’on s’est mis à appeler avec désinvolture “romantiques” [28]
[28]Ibid., p. 81.
».

6
En revanche triomphait l’idée que la poursuite des objectifs économiques est à la base de tout gouvernement stable, en exerçant par elle-même une influence civilisatrice et modératrice sur la société : la compétition sociale entre intérêts économiques était à même d’empêcher la concentration du pouvoir entre les mains d’une faction particulière. Ce point de vue reçut chez les Américains le renfort de la croyance en un principe d’équivalence entre abondance et liberté. Cette vision des choses est d’une telle puissance qu’elle obscurcit tout regard critique des diverses formes que prend la technologie. Or, comme l’a très bien vu Karl Polanyi, on se résigne dès lors « avec un empressement mystique aux conséquences de l’amélioration technologique, si graves qu’elles puissent être » et « l’idée même qu’il faille ralentir un changement non dirigé […] de manière à sauvegarder le bien-être de la collectivité » fut effacée « par l’effet corrosif d’un utilitarisme grossier, allié à une conscience sans discernement dans les prétendues vertus d’auto-cicatrisation de la croissance aveugle [29]
[29]K. Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris, 1983,…
».

7
C’est aujourd’hui que l’évaluation lucide des schémas institutionnels engendrés par la production industrielle moderne est possible. L. Winner en distingue cinq : la capacité des systèmes de transport et de communication à faciliter le contrôle des évènements à partir d’un centre ; la tendance à simplifier la croissance des sous-ensembles les plus efficaces des associations humaines organisées ; la tendance des systèmes sociotechniques à produire leurs propres formes d’autorité hiérarchique, en vertu des moyens d’expertise scientifiques et techniques des responsables ; La capacité des grandes entités centralisées et hiérarchisées à éliminer toute autre forme d’activité humaine ; la faculté qu’ont ces dernières à manipuler les divers mécanismes institutionnels supposés les contrôler. Les inventeurs et les promoteurs de ces nouveaux empires socio-techniques se sont rarement intéressés à la signification de leur œuvre pour la structure de la société et pour la justice. « Pour ceux qui ont embrassé l’idée de la liberté par l’abondance, de toute façon, les questions sur l’ordre social le meilleur importent peu. Pendant des dizaines d’années, l’optimisme technologique a vécu sur la croyance que toute création susceptible d’apparaître dans la sphère de la culture matérielle instrumentale serait à coup sûr compatible avec la liberté, la démocratie et la structure sociale [30]
[30]L. Winner, op. cit., p. 89.
», précise encore Winner qui voit là une bien étrange croyance. Il importe donc, non pas d’étudier les impacts du changement technique, mais bien d’évaluer les infrastructures matérielles et sociales que des technologies spécifiques créent dans notre vie.
L. Winner voit une erreur cruciale de la pensée politique moderne dans son incapacité à évaluer en termes critiques la constitution technique de la société. « Le silence du libéralisme, sur cette question, n’a d’égal que le mépris dans lequel la théorie marxiste la tient [31]
[31]Ibid., p. 99.
» et tous deux ont célébré avec le même enthousiasme la recherche de la liberté dans la simple plénitude matérielle et donc n’importe quel « truc » technologique susceptible d’accélérer la venue de l’abondance sur Terre.
Technologie : réforme et révolution

8
Dans les dernières décennies du XXe siècle, la réflexion sur la technologie s’est trop souvent limitée au débat étriqué sur les « technologies appropriées ou alternatives », c’est-à-dire à la recherche de « la meilleure tapette à souris », suivant l’expression ironique de L. Winner. Les idéaux de cette recherche associés aux appétits de consommation New Age sont l’une des expressions de la faiblesse cruciale des rêves du matérialisme moderne ; et L. Winner reconnaît là l’idée traditionnelle des Américains sur la manière dont les inventions changent le monde et qui renvoie à un aphorisme souvent attribué à Ralph Waldo Emerson : « Si quelqu’un est capable d’écrire un meilleur livre, de prêcher un meilleur sermon, ou de construire une meilleure tapette à souris que son voisin, alors, même s’il bâtit sa maison au fond des bois, le monde tracera une route jusqu’à sa porte [32]
[32]Ibid., p. 129.
». En fait, une telle vision de la technologie repose sur l’illusion que le changement social radical peut marcher avec la diffusion de ces trucs techniques, adoptés progressivement par de petites communautés s’agglomérant progressivement ; sa plus grande faiblesse est selon Winner l’absence de toute réflexion sérieuse sur l’histoire de la technologie. Aux États-Unis, la mort des technologies alternatives coïncide avec la fin du Nouvel Age et L. Winner la date précisément au mardi 4 novembre 1980, lorsqu’il fut clair que Ronald Reagan venait d’être élu Président. Dès lors, les technologies alternatives apparaissaient dérisoires dans un monde d’une richesse inouïe et qui tend à accepter comme normales les plus déplorables conditions qui sont faites à des centaines de millions de gens. Un monde que nous devons examiner sans concession, comme nous y invite Bertold Brecht dans l’exception et la règle, lorsqu’au commencement de la pièce les acteurs s’exclament [33]
[33]B. Brecht, L’exception et la règle, in Théâtre complet, 3,…
:

9

« Examinez la nécessité !
Nous vous en prions instamment :
Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse !
Qu’en une telle époque de confusion sanglante
De désordre institué, d’arbitraire planifié
D’humanité déshumanisée, rien ne soit dit naturel, afin que rien
Ne passe pour immuable. »

10
Dans l’exploration des structures et des modes d’exercice du pouvoir, Langdon Winner s’attarde sur deux questions majeures : celle de la décentralisation et celle qu’il nomme la « mythinformatique ». Concernant la décentralisation, Winner souligne à quel point le mot ressemble malheureusement à un carambolage linguistique. Son préfixe « dé » renvoie à l’idée de défaire, alors que son suffixe « isation » évoque un commencement, un processus en cours. « Pointant dans les deux directions en même temps, le mot semble se déchirer en deux. Et au milieu de ces mouvements contradictoires se tient l’adjectif “central” qui se réfère à un centre non spécifié [34]
[34]L. Winner, op. cit., p. 140.
». La question est donc d’identifier les centres importants ; et d’identifier de quoi ils sont le centre. D’une bureaucratie d’État, d’une production spécifique, du vif éclat d’un rayonnement culturel ? Il convient ensuite d’identifier leur nombre, leur localisation précise, et peut-être surtout l’étendue et la vitalité de leur pouvoir. Si la portée du pouvoir politique de ces centres est très importante, cette dernière comporte plusieurs dimensions, en particulier la prise des décisions et les moyens de les mettre en application.
Ainsi par exemple, au tournant des XIXe et XXe siècles, certains courants de la gauche politique fixaient avant tout à la décentralisation un but social, comme en témoignent les ouvrages de Pierre Kropotkine [35]
[35]P. Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, Hachette,…
, sous-tendus par l’idée d’un ordre social anarchiste, dans lequel tout le pouvoir revient aux petites communautés locales fédérées, l’État central ayant été aboli. On peut d’ailleurs remarquer que la pensée de Kropotkine repose sur deux hypothèses discutables. La première, dans L’entraide, un facteur de l’évolution, sur une naturalisation du processus social avec l’idée que la coopération plus que la compétition joue un rôle essentiel dans les processus de sélection naturelle et qu’un tel modèle doit inspirer la vision que l’on peut se faire de la société à venir. La seconde, sur l’illusion qu’une révolution technique peut être l’élément moteur d’un changement social. Ainsi soutient-il l’idée, dans « Champs, usines et ateliers », que l’électricité est le moyen par lequel la société de petites communautés de production dont il rêve peut désormais advenir. Ce sont des thèmes analogues que Murray Bookchin a reformulés à la fin du XXe siècle, en combinant en termes vigoureux le paradigme du changement technique et le rêve d’une société écologique [36]
[36]M. Bookchin, Vers une technologie libératrice, Librairie…
.
La mythinformatique

11
Dans nos sociétés contemporaines, un mot symbolique a pris place aux côtés de celui de révolution, le mot informatique. « Dans d’innombrables livres, articles et émissions spéciales, un esprit intrépide se lève pour proclamer la révolution. On l’appelle souvent “la révolution informatique”. […] Sous toutes ses appellations le message est le même. L’utilisation des ordinateurs et des nouvelles technologies de l’information produit une immense vague de changements dans tous les coins de la vie sociale [37]
[37]L. Winner, op. cit., p. 158.
». Or il faut bien constater l’inconsistance de cette bonne nouvelle, tant les enthousiastes de l’informatique sont incapables de jeter le moindre regard critique sur les fins éventuelles du bouleversement planétaire qu’ils annoncent [38]
[38]Ibid., p. 161.
. Dans leurs écrits, on ne lit rien de significatif sur la possibilité d’émergence de nouveaux lieux de pouvoir ; rien non plus sur les nouveaux idéaux de société qui seraient ouverts par cette révolution technique.

12
On pourrait attendre au minimum des nouveaux prophètes de la révolution informatique une réflexion comparative avec les périodes historiques passées, caractérisées par d’importantes innovations techniques, toujours imbriquées avec des changements dans les structures du travail, de l’accumulation du capital ou des dispositifs de pouvoir. Si les nouveaux prophètes se réfèrent souvent à « l’anticipation de situations sociales et politiques radicalement transformées, c’est-à-dire à un avenir tenu pour, à la fois, souhaitable et probablement inévitable [39]
[39]Ibid., p. 163.
», la politique reste cependant un impensé radical des nouveaux messagers de la révolution informatique. Pour eux, le souffle de la révolution informatique balaiera tout simplement les nombreuses difficultés dans lesquelles se débat aujourd’hui le commun des mortels, ouvrant même de nouvelles perspectives à la démocratie participative. Chaque citoyen pourra en effet participer directement au processus politique à la seule condition de disposer « d’une bonne console, d’un bon réseau et d’un bon ordinateur ».

13
Comme la plupart des mythes, « toute cette histoire contient une part de vérité [40]
[40]Ibid., p. 169.
» nous prévient Winner. L’un des effets les plus massifs de l’informatisation des sociétés est le basculement de la production matérielle vers les pays du Sud, la désindustrialisation gagnant progressivement ceux du Nord. Et il ne fait guère de doute que les robots et l’informatique absorbant une partie croissante des tâches répétitives à l’usine et au bureau, « la société de l’information va [y] offrir de nombreux emplois de concierge, agent hospitalier et serveur de fast-food [41]
[41]Ibid., p. 169.
». Si le grand public est largement concerné, il est tout aussi certain que l’informatisation infléchira les relations de pouvoir, mais surtout au profit de ceux qui sont les mieux placés pour assurer son contrôle. C’est-à-dire les grandes entreprises multinationales, les bureaucraties publiques civiles ou militaires, sans oublier les services de renseignement qui leur sont inféodés. De ce point de vue, le désir d’embrasser le progrès technologique, sans porter préventivement sur lui un jugement informé historiquement, n’est qu’un nouvel avatar de l’idéalisme scientiste et technologique qui se loge au plus profond de la croyance selon laquelle la seule croissance matérielle fera naître par elle-même liberté, justice et démocratie. Les idéalistes informatiques imaginent l’enchaînement de syllogismes suivant : « 1/ les gens manquent d’information ; 2/ l’information est la connaissance ; 3/ la connaissance est le pouvoir ; 4/ l’accès accru à l’information augmente la démocratie et égalise le pouvoir social [42]
[42]Ibid., p. 172.
». Malheureusement ce raisonnement est totalement faux, car il repose sur la confusion entre le volume de fourniture d’information brute et la capacité de chaque individu de s’approprier à partir de cette masse brute une connaissance nécessaire à la réflexion et utile à l’action. L’utilisation de la bonne console branchée sur un bon réseau de bons ordinateurs ne renouvelle pas automatiquement le sens de l’engagement politique.
La mythinformatique doit être analysée comme l’une des composantes les plus puissantes de l’idéologie dominante de notre époque. L’un des défis majeurs qu’ont à affronter les lieux de pouvoir et de décision est la maîtrise d’un gigantesque flux d’information, dont la durée de validité est particulièrement brève, mais cruciale pour la bonne gestion de mégasystèmes : cours de la bourse, trafic aérien, météorologie, renseignement militaire. « L’information elle-même est une donnée périssable [43]
[43]Ibid., p. 180.
». Dans toutes ces analyses, poursuit Winner, « le silence à peu près total sur les objectifs de la révolution informatique est couvert par la conviction que […] face à une explosion de l’information qui atteint les limites des institutions traditionnelles, la société va renouveler sa structure pour s’adapter aux systèmes informatiques et automatiques dans tous les domaines où il y a problème. La gestion performante de l’information se révèle être le telos de la société moderne [44]
[44]Ibid., p. 182.
». Il est clair que l’informatisation est avant tout la nouvelle capacité pour les grandes organisations multinationales à mener plus efficacement leurs opérations à l’échelle de la planète. De ce point de vue, comme les grandes transformations technologiques, largement inconscientes, de l’histoire moderne, les sociétés créent progressivement de nouvelles institutions, de nouveaux comportements, de nouveaux contextes d’exercice du pouvoir. Et de cette façon, la raison instrumentale est constitutive, pour l’humanité, de nouvelles « formes de vie » en redistribuant autoritairement les rôles sociaux de la mosaïque des individus qui la composent. Si certains s’imaginent que la révolution informatique sera finalement orientée par « quelque nouvelle merveille d’intelligence artificielle », il est beaucoup plus judicieux de comprendre que son cours réel est guidé par une réalité infiniment plus triviale et commune, « l’insouciance irresponsable [45]
[45]Ibid., p. 185.
».
L’état de nature revisité

14
Dans un monde dont le cours est dominé par l’évolution accélérée d’une surnature de plus en plus puissante, « la nature fait clairement contraste avec l’artifice humain, elle fournit une base solide d’interprétation et d’analyse [46]
[46]Ibid., p. 189.
» qui nous apparaît comme une sorte de point fixe, de référence stable. Ainsi, les philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle montraient une société se dissolvant dans la confrontation sans contrôle avec la nature pour justifier la mise en place de nouveaux régimes politiques. Hobbes est celui qui a décrit sous les traits les plus noirs un état de nature menaçant, celui de la guerre de tous contre tous pour justifier la création d’une société politique, seule apte à protéger les hommes contre eux-mêmes.

15
De nos jours, le débat sur le sens de la nature a été totalement renouvelé sous l’effet de la montée en puissance des critiques écologiques de nos sociétés. La recherche d’un point de référence stable est restée lovée dans la nature et le problème est désormais solidement connecté à celui des voies qu’empruntera la technologie. Winner explicite trois perspectives distinctes dans lesquelles se sont engagées les recommandations pour de nouvelles politiques de la nature et de l’environnement.

16
La première désigne la nature comme une réserve de biens économiques qu’il s’agit de préserver. Les problèmes les plus évidents comme le pillage des ressources et les pollutions massives constituent un défi pour la gestion rationnelle de nos rapports avec l’environnement naturel des sociétés humaines. Cette démarche conduit logiquement à reconsidérer les anciennes théories qui ont défini le règne humain sur la création naturelle et en particulier à élargir la théorie de Locke pour y englober la nature, en particulier l’affirmation du Second traité [47]
[47]J. Locke, « Second traité », in Deux Traités du gouvernement,,…
qui aborde le problème d’une situation où l’homme affronte certaines parties de la nature en s’en saisissant comme propriété personnelle, en retirant de l’état de nature tout ce à quoi « il a mêlé son travail, et en a ainsi fait sa propriété [48]
[48]Ibid., p. 145.
». Ainsi, lorsque les hommes s’unissent par un contrat qui établit société civile et gouvernement, ils quittent l’état de nature pour garantir un libre accès à cette dernière, considérée comme réservoir de matières utiles. « Dans ce geste, la nature est désignée, une fois pour toutes, comme une réserve de biens économiques [49]
[49]L. Winner, op. cit., p. 194.
». Cette posture a été adoptée par de nombreux économistes de l’environnement qui se sont efforcés de combler les lacunes du paradigme économique néoclassique. Il est alors question d’externalités et, lorsque le mécanisme du marché n’est pas en mesure de répartir équitablement ces coûts, les politiques publiques proposent d’un large éventail de dispositifs — taxes, amendes, taux d’escomptes négatifs, bourse de permis à polluer — pour pallier les défaillances des mécanismes traditionnels du marché. Les décisions prises en matière d’environnement relèvent alors des préférences des consommateurs et renvoient à des questions du type de celle que propose ironiquement Winner : « Vous préférez des maisons ou des mésanges ? Parce qu’on ne va pas pouvoir se payer les deux [50]
[50]Ibid., p. 196.
». Winner qui poursuit en guise de conclusion provisoire : « En somme, la fonction des économistes dans les débats environnementaux est de nous ramener au “monde réel”, celui des dollars [51]
[51]Ibid., p. 197.
». S’ils pensent en effet qu’une intervention publique est nécessaire, ils pensent aussi que dans les affaires d’environnement, « comme dans les affaires tout court, c’est finalement le bilan comptable qui décide [52]
[52]Ibid., p. 197.
».
Si cette interprétation de la nature par des économistes de l’environnement est loin d’être incompatible avec les conceptions utilitaristes du capitalisme, elle s’inscrit aussi dans une philosophie largement partagée par les institutions américaines et les agences internationales qui s’occupent d’environnement et de développement. C’est dans un registre différent que s’inscrivent deux autres approches que présente ensuite Langdon Winner et qui se réclament, à des titres divers, de l’écologie dans ses différents sens.
L’écologie, l’excès et la limite

17
Bien que ces deux approches se soient souvent regroupées au sein d’une même philosophie fondamentale, peu ou prou inspirées de l’écologie scientifique, il faut, selon Winner,. distinguer deux lignes argumentatives distinctes qu’utilisent fréquemment ceux qui se réclament d’une inspiration morale venue de l’écologie. La première érige la nature en juge suprême de l’agir humain. On trouve déjà la philosophie qui l’inspire dans des lignes connues de l’ouvrage Man and Nature de George Perkins Marsh, publié en 1864 : « Les ravages commis par l’homme bouleversent les relations et les équilibres que la nature a établis entre ses créations organiques et inorganiques, et elle se venge de cette intrusion en lâchant dans ses provinces dévastées des puissances destructrices qui jusque là étaient à son service et tenues sous la domination des forces organiques, mais que l’homme a follement dispersées et détournées de leur cours [53]
[53]Cité par L. Winner, p. 198.
». Il s’agit bien selon Marsh de la possibilité pour l’homme de détruire complètement certaines parties de la biosphère. Le qualificatif moral de biosphère était déjà apparu dans un passage de La dialectique de la nature de Friedrich Engels. Le XXe siècle a montré qu’il ne s’agissait pas là d’une simple prophétie de malheur [54]
[54]J.-P. Deléage, La biosphère, notre Terre vivante, Gallimard,…
. Et l’on admet communément que si la Seconde Guerre mondiale, avec la fabrication de l’arme nucléaire, marque un véritable tournant dans ce rapport destructeur [55]
[55]J.-P. Deléage, « L’environnement au vingtième siècle », La…
, les autres désastres écologiques sont désormais tout aussi menaçants que le risque de l’holocauste nucléaire. Cette thèse a été défendue dès la fin des années 1960 par Barry Commoner, dans des termes particulièrement explicites : « Sans le savoir, nous nous sommes créés un monde nouveau et dangereux. Nous ferions bien de nous y comporter comme si notre vie était en jeu [56]
[56]B. Commoner, L’encerclement. Problèmes de survie en milieu…
». Il est clair que l’écologie développée par Commoner ou les frères Odum a quitté de domaine de la science de la nature pour devenir « une science de l’homme et de la nature [57]
[57]Tel était d’ailleurs le sous-titre de notre ouvrage L’histoire…
». Winner critique avec une grande justesse ceux qui n’ont vu dans ces affirmations qu’une nouvelle version de l’imposture naturaliste en soulignant qu’il ne s’agit pas seulement de chercher dans la nature d’admirables modèles, mais d’alimenter aussi nos pires terreurs. « L’écosophie, écrit-il, prend ici une tournure à la Hobbes » qui en soulignant seulement ce que veut dire la vie dans la nature, « démontrait la nécessité d’obéir à une autorité politique absolue. Le Léviathan ne cherche à lire aucun devoir dans la nature, à part ceux qui proviennent de la terreur pure et simple [58]
[58]L. Winner, op. cit., p. 201.
». Il s’agit là d’une rhétorique classique chez de nombreux penseurs qui ont consacré leur réflexion aux rapports entre écologie et société. Ainsi par exemple William Ophuls qui n’hésite pas à affirmer que les idées traditionnelles de liberté et d’intérêt économique doivent désormais laisser place « à une autorité commune qui défend l’intérêt commun [59]
[59]W. Ophuls, Ecology and the politics of scarcity, W. H. Freeman,…
» et pour qui « Il est certain que la démocratie telle que nous la connaissons ne peut pas survivre [60]
[60]Ibid., p. 163.
». Le rapprochement s’impose ici avec la philosophie de « l’heuristique de la peur » et du Principe responsabilité [61]
[61]H. Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la…
défendue par le philosophe Hans Jonas.

18
Certains penseurs de l’écologie sont allés bien au-delà des propositions de William Ophuls ou de Hans Jonas, en soutenant que nous n’avons aucune chance de survie sans une édification morale directement inspirée des lois qui règlent le bon fonctionnement de la nature et qui reposent souvent sur un égalitarisme biologique strict. Sans entrer dans la diversité de ces philosophies, qui traitent la nature et l’ensemble de ses composantes animales, végétales et minérales comme de sujets de plein droit [62]
[62]F. Ost, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit,…
, L. Winner voit leur unité dans le rejet de la domination de l’homme sur la nature et dans la reconnaissance de cette dernière « comme un cadre général de normes sociales, revêtu de l’imprimatur scientifique [63]
[63]L. Winner, op. cit., p. 205.
». Le père spirituel de cette orientation est Aldo Leopold qui propose une éthique de la terre qui bouleverserait « le rôle de l’Homo sapiens, de conquérant de la communauté/Terre en simple membre et citoyen de cette communauté [64]
[64]A. Leopold, Almanach d’un comté des sables, Flammarion, Paris,…
». La condition du changement écologique est, dans cet esprit, un engagement absolu, dans un sentiment de compassion totale avec les choses et les êtres de la nature. Cette dernière est dans ce cas la seule source du Bien.

19
Les tenants des trois perspectives précédentes se retrouvent lors de leurs accès de fièvre idéologiques dans des positions de mépris mutuel et de polémiques qui nous éloignent de toute raison scientifique et d’une affirmation aujourd’hui largement admise dans le champ des sciences sociales et dont la première formulation revient probablement à Georg Lukacs selon laquelle « la nature est une catégorie sociale [65]
[65]G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, Éditions de…
». Nous ne pouvons ici que partager la conviction de L. Winner selon laquelle les idées de nature « doivent être évaluées non pas seulement selon la compréhension du milieu matériel qu’elles nous offrent, mais selon la qualité de ce qu’elles nous avisent de faire, socialement et politiquement [66]
[66]L. Winner, op. cit., p. 212.
», tant il est vrai que la nature peut tout justifier et que son texte (le grand livre de la nature) autorise les interprétations les plus diverses. S’il est toujours rassurant de penser que la nature est de notre côté, ou bien encore que nous sommes du sien, aucun juge suprême ne peut nous le confirmer, fût-il la science écologique ou Dieu lui-même !

20
L’étude du risque est devenue l’enfant chéri des sciences sociales.

21
Concernant la science et la technologie, si l’on désigne comme risque tout ce qui peut tourner mal dans notre société, on conçoit la difficulté à cerner des moyens d’évaluation, dont les méthodes seraient clairement reconnues par tous et qui s’imposeraient par leur puissance objective scientifique indiscutable.
Le risque et la peur

22
Comme le montre très bien Winner, un marxiste peut loger le problème dans un coin de sa vision des mécanismes de reproduction du capital ; un utilitariste le traitera comme une source de difficultés pour la réalisation du plus grand bien possible pour le plus grand nombre. Un statisticien y verra l’occasion de prouesses techniques inédites du traitement informatique. Un sociologue a analysé récemment le risque comme le paradigme central de notre société [67]
[67]U. Beck U., La société du risque, Aubier, Paris, 2001 (édition…
.

23
À l’inverse, le risque peut être affecté d’un signe positif. Dans une société d’entrepreneurs, il est en effet le symbole de la force de caractère de ceux qui acceptent de prendre des risques. La prise de risque peut même prétendre, dans le contexte d’une civilisation obsédée par l’innovation et le changement permanent, être la clé des problèmes créés par la société capitaliste de production intensive de biens de consommation ; et, souligne Winner, la notion peut s’avérer « un handicap qui rend beaucoup plus difficile le travail de ceux qui voudraient fixer à cette production des limites de nature morale et politique [68]
[68]L. Winner, op. cit., p. 229.
». Sans doute est-il de meilleure méthode de réévaluer les débats sur le risque à l’aide des arguments qui reposent sur la peur et dont l’analyse la plus profonde se trouve dans l’œuvre du grand théoricien de la peur en politique, Thomas Hobbes. « En reconnaissant qu’ils vivent perpétuellement dans la terreur, les hommes accepteront l’idée d’une convention qui établirait la société politique et son système rationnel d’autorité et d’obligation. En temps que premier théoricien de l’évaluation du risque, Hobbes nous donne de bonnes raisons de ne jamais prendre à la légère les peurs ressenties [69]
[69]Ibid., p. 216.
».

24
Comment donc se sortir de cet inextricable écheveau de dilemmes ? La recherche de limites morales raisonnables est sans doute le meilleur guide pour nos civilisations. Les concepts de nature et de risque s’avérant en définitive trop étroits et très ambigus, le recours ultime est en général celui des « valeurs ». Or cette notion est souvent le symptôme d’une confusion, « d’une incapacité à traiter les problèmes les plus fondamentaux pour le bien-être de l’homme et l’avenir de cette planète [70]
[70]Ibid., p. 238.
». Ancien mot dont la signification première renvoie au latin valere, « être fort, valoir », il a été repris dans un sens précis par les économistes à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle.
N’attendez rien des valeurs !

25
On connaît bien en particulier la distinction théorique opérée par Marx lorsqu’il analyse les deux sens du mot, la valeur d’échange prenant le pas sur la valeur d’usage dans les mécanismes d’accumulation propres à la société capitaliste. On sait aussi quelle importance des sociologues comme Max Weber ont attaché à la distinction entre les faits et les valeurs, distinction à l’origine de ce qui sépare éthique de la conviction et éthique et la responsabilité. Or dans le vacarme actuel autour des valeurs, le terme est passé du registre objectif au registre subjectif, et le mot renvoie plus à un inventaire émotionnel interne qu’à une réflexion sur les propriétés des choses ou des situations. « Les hommes autrefois préféraient chercher des activités parce que ces activités avaient de la valeur. Nous préférons maintenant dire que ce sont les hommes qui ont des valeurs, ce qui les amène à se conduire d’une certaine manière [71]
[71]Ibid., p. 241.
». Le monde, écrit Winner, devient une sorte de supermarché de valeurs et, ajoute-t-il, « La catégorie de “valeurs” agit comme une tondeuse à gazon qui coupe à ras des champs entiers de significations et les aplatit complètement [72]
[72]Ibid., p. 242.
».

26
Dans le vide conceptuel ambiant, la notion de valeurs s’est imposée à la novlangue bureaucratique, justement parce qu’avec du vide et du creux, les administrations les plus timorées et les universités les plus conservatrices peuvent financer recherches et colloques sur des problèmes épineux sans risque de retombées critiques. À disserter sur les « valeurs humaines », on s’expose moins qu’en abordant de front « des choses choquantes comme la justice sociale ou les abus de pouvoir [73]
[73]Ibid., p. 244.
». Il n’y a rien d’autre dans cette situation qu’une totale perte de repères, puisque institutions de recherche et profils de carrière universitaires n’incitent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à poser les questions humaines les plus urgentes. Il convient par contre de pousser les hommes à acquérir des compétences dans le domaine de la connaissance des sciences de la nature ou de la production d’artefacts, tout en laissant des questions aussi fondamentales et récurrentes que « comment vivre ensemble dans l’harmonie et la justice ? » aux mains de l’incompétence la plus scandaleuse. Questions « molles » dans le langage de la science, alors qu’elles constituent les défis les plus « durs » que l’activité scientifique puisse rencontrer.
Cessons donc de perdre notre temps avec les valeurs. « On peut frapper à cette porte, aussi fort qu’on veut, personne ne répondra [74]
[74]Ibid., p. 248.
».
La baleine et le réacteur

27
Dans l’ultime chapitre, Langdon Winner raconte son retour sur un site familier de son enfance, Diablo Canyon, un coin naguère sauvage, à la rencontre des montagnes de Californie avec le Pacifique. Après le franchissement de la dernière colline conduisant à cette crique perdue, il reste abasourdi en découvrant, niché sur le rivage, un réacteur nucléaire en construction, soit un énorme bloc brun de béton flanqué de deux dômes blancs. Et, à ce moment précis, une baleine grise jaillit des profondeurs océanes, puis replonge dans les vagues du Pacifique, après avoir lancé vers le ciel un immense jet d’eau. Vision qui évoque immédiatement chez Winner la révélation éprouvée par Henry Adams lors de sa visite de l’exposition universelle de Paris en 1900. L’histoire est connue. En admirant la dynamo de treize mètres de long qui y était exposée, Adams ressentit un « symbole de l’infini », comme une force morale : « On finit par prier devant elle, un instinct immémorial nous dicte la réaction naturelle de l’homme devant l’infinité silencieuse de la force », à partir de quoi il formula sa loi d’accélération de l’histoire humaine [75]
[75]H. Adams, Mon éducation, Boivin, 1931, cité par L. Winner, p.…
.

28
Vision qui déclenche chez Winner ce regard rétrospectif tourné vers l’époque récente où le moderne était toujours compris comme supérieur à l’ancien, mais dont la logique n’était pas d’adapter la technologie aux besoins de l’homme, mais à l’inverse, « de rénover les besoins de l’homme pour les adapter à ce que les scientifiques et les ingénieurs venaient de rendre disponible », avec ce slogan : « On ne sait pas où on va, mais allons-y ! [76]
[76]L. Winner, op. cit., p. 257.
». De la sorte, dans la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, l’humanité a servi de cobaye à bien des expériences, dont le bilan ne put être tiré que bien plus tard, lorsque commença à naître la conscience que le progrès se payait toujours à un certain prix. C’est précisément cette conscience qui soulève les problèmes les plus ardus et les plus urgents de notre temps. La question de la capacité de notre technoscience à produire demain un monde meilleur que celui d’aujourd’hui doit être au centre de nos critiques de notre civilisation technopolitique. Il est temps de comprendre que trop longtemps déjà, nous avons été des consommateurs et des spectateurs plus que des producteurs de changement.
Trop peu de personnes sont conscientes de ce caractère de l’agir humain : après avoir ruiné notre milieu écologique d’origine, naturel et social, nous allons recommencer un peu plus loin. Comme le note Winner, ce déplacement n’est pas seulement géographique : « Le patrimoine génétique lui-même est à coup sûr la prochaine cible de l’innovation et du développement [77]
[77]Ibid., p. 263.
». Bien qu’il fût depuis longtemps assez bien informé du projet de construction du réacteur nucléaire de Diablo Canyon, L. Winner ne cache pas le choc ressenti quand il l’aperçut dans sa réalité, près de la plage, par une belle journée ensoleillée de décembre : lorsque la baleine grise a fait surface, elle semblait lui demander, aux yeux du monde entier : où étais-tu ? « La réponse était simple, j’étais parti bien loin pour étudier les dilemmes moraux et politiques qu’implique la technologie moderne, sans savoir que l’un des plus pathétiques se trouvait dans ma ville natale [78]
[78]Ibid., p. 263-264.
». Or au-delà des savantes et nécessaires études scientifiques de ces questions, il existe une autre question dont la négligence signifierait tout simplement que notre société est à la dérive, car elle est capable de laisser détruire n’importe quoi, même le plus précieux de notre existence. Et cette centrale nucléaire, à cet endroit, sur cette plage, dans ces rochers, ce sable et cette mer était une « erreur et une horreur. […] Sa présence rend honneur à ceux qui préfèrent le pouvoir et le profit à toute autre chose naturelle ou humaine [79]
[79]Ibid., p. 265.
». Or depuis cette mémorable visite, la centrale a été mise en service et la découverte d’une faille sismique toute proche n’a pas arrêté ses promoteurs. La modeste proposition de Winner d’en faire un musée commémoratif de l’âge nucléaire n’a évidemment pas été retenue. Trop d’argent avait été dépensé, trop d’institutions impliquées, trop de sermons prêchés depuis les chaires du progrès pour que l’intelligence humaine puisse enfin accomplir son œuvre. Notre société préfère en effet encore d’autres monuments, des monuments au gigantisme, à la guerre, à la violation des frontières naturelles et culturelles. « Combien de temps faudra-t-il attendre pour que nous passions à autre chose ? [80]
[80]Ibid., p. 267.
». Combien de temps encore pour que nous répondions à la question de la baleine grise : où étiez-vous ?
Notes

[1]
L. Winner, La baleine et le réacteur. À la recherche des limites de la haute technologie, 1986 ; remarquable traduction française de Michel Puech, Descartes & Cie, Paris, 2002.
[2]
Dans son ouvrage, Langdon Winner désigne par technologies tous les dispositifs artificiels modernes qui sont les éléments ou les systèmes entiers d’artefacts d’une certaine sorte.
[3]
Ibid., p. 23.
[4]
Ibid., p. 23.
[5]
Ibid., p. 31.
[6]
Ibid., p. 32.
[7]
Ibid., p. 32.
[8]
L. Wittgenstein,, Tractacus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques Gallimard, Paris, 1986, I, § 23 et II, § XI, p. 359.
[9]
L. Winner, op. cit., p. 35.
[10]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Agora, Paris, 1994.
[11]
K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, in Oeuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1982, p.1055.
[12]
L. Winner, op. cit., p. 39.
[13]
Ibid., p. 41.
[14]
Ibid., p. 41.
[15]
Ibid., p. 45.
[16]
B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, La Découverte, Paris.
[17]
M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthes, Incertain. Essais sur la démocratie technique, Seuil, Paris, 2001.
[18]
L. Winner, op. cit., p. 45.
[19]
Ibid., p. 49.
[20]
Ibid., p. 54.
[21]
Ibid., p. 56.
[22]
Ibid., p. 57.
[23]
Ibid., p. 59.
[24]
L. Mumford, « Authoritarian and democratic technics », Technology and Culture, n° 5, 1964.

[25]
A.D. Chandler, The visible hand. The managerial revolution in American business, Belknap, Cambridge, 1977.
[26]
Ibid., p. 244.
[27]
L. Winner, op. cit., p. 74.
[28]
Ibid., p. 81.
[29]
K. Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris, 1983, p. 59.
[30]
L. Winner, op. cit., p. 89.
[31]
Ibid., p. 99.
[32]
Ibid., p. 129.
[33]
B. Brecht, L’exception et la règle, in Théâtre complet, 3, L’Arche, Paris, 1975.
[34]
L. Winner, op. cit., p. 140.
[35]
P. Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, Hachette, Paris, 1906 ; « Champs, usines et ateliers », dans la réédition des Œuvres, Petite collection Maspero, Paris, 1976, p. 186-195.
[36]
M. Bookchin, Vers une technologie libératrice, Librairie Parallèles, Paris, 1974 ; Une société à refaire, Qu’estce que l’écologie sociale ?, Atelier de création libertaire, Lyon, 1999.
[37]
L. Winner, op. cit., p. 158.
[38]
Ibid., p. 161.
[39]
Ibid., p. 163.
[40]
Ibid., p. 169.
[41]
Ibid., p. 169.
[42]
Ibid., p. 172.
[43]
Ibid., p. 180.
[44]
Ibid., p. 182.
[45]
Ibid., p. 185.
[46]
Ibid., p. 189.
[47]
J. Locke, « Second traité », in Deux Traités du gouvernement,, J. Vrin, Paris, 1997.
[48]
Ibid., p. 145.
[49]
L. Winner, op. cit., p. 194.
[50]
Ibid., p. 196.
[51]
Ibid., p. 197.
[52]
Ibid., p. 197.
[53]
Cité par L. Winner, p. 198.
[54]
J.-P. Deléage, La biosphère, notre Terre vivante, Gallimard, Paris, 2001.
[55]
J.-P. Deléage, « L’environnement au vingtième siècle », La Pensée, 331, 2002, p. 5- 17.
[56]
B. Commoner, L’encerclement. Problèmes de survie en milieu terrestre, Le Seuil, Paris, 1972, p. 231.
[57]
Tel était d’ailleurs le sous-titre de notre ouvrage L’histoire de l’écologie, La Découverte, Paris, 1991.
[58]
L. Winner, op. cit., p. 201.
[59]
W. Ophuls, Ecology and the politics of scarcity, W. H. Freeman, San Francisco, 1977, p. 152.
[60]
Ibid., p. 163.
[61]
H. Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, Paris, 1998 (édition allemande en 1979).
[62]
F. Ost, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, La Découverte, Paris, 1995.
[63]
L. Winner, op. cit., p. 205.
[64]
A. Leopold, Almanach d’un comté des sables, Flammarion, Paris, 1998, p. 270.
[65]
G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, Éditions de Minuit, Paris, 1960 (1923), p. 165.
[66]
L. Winner, op. cit., p. 212.
[67]
U. Beck U., La société du risque, Aubier, Paris, 2001 (édition allemande en 1986).
[68]
L. Winner, op. cit., p. 229.
[69]
Ibid., p. 216.
[70]
Ibid., p. 238.
[71]
Ibid., p. 241.
[72]
Ibid., p. 242.
[73]
Ibid., p. 244.
[74]
Ibid., p. 248.
[75]
H. Adams, Mon éducation, Boivin, 1931, cité par L. Winner, p. 251.
[76]
L. Winner, op. cit., p. 257.
[77]
Ibid., p. 263.
[78]
Ibid., p. 263-264.
[79]
Ibid., p. 265.
[80]
Ibid., p. 267.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/ecopo.027.0247
… (altro)
 
Segnalato
jmv55 | 2 altre recensioni | Nov 5, 2023 |
This book is incredible. Winner takes the thought of Ellul, Mumford, Marcuse, and others and makes their collective insights into the basis for a theory of technological politics that captures exactly what is missing from modern discourse: the effects of the overwhelming influence of modern technology on all forms of human experience. And all this in an academic book that is readable! Highly recommended.
 
Segnalato
dmac7 | Jun 14, 2013 |
Another well-written, much needed work on our place in the increasingly technological world. Langdon Winner is currently my favorite living academic.
1 vota
Segnalato
dmac7 | 2 altre recensioni | Jun 14, 2013 |

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